Martin soupira. Le terrain était
petit, mais il n’avait pas pu acheter plus grand s’il escomptait avoir une
maison néanmoins. On disait peut-être la ville hantée, mais on ne lui avait pas
offert pour autant le petit lot, il avait dû sacrifier toutes ses économies
dedans. La décoration était sommaire, le lit inconfortable, la douche trop
froide. Mais c’était chez lui. L’océan était juste de l’autre côté de la rue,
une jetée délabrée s’enfonçant vers l’horizon. En un sourire, Martin s’empara
de sa boîte de pinceaux pour retranscrire la scène.
« Le paysage vous inspire, M.
Lechevalier ? », demanda la voix sur sa gauche.
Martin tourna légèrement les yeux sur
son interlocuteur. Ah oui, le journaliste du Simlish Post… Comment
s’appelait-il déjà ? Un prénom de journaliste sportif… Hum, Nelson…
Crolet. Il gominait ses cheveux bruns et faisait beaucoup d’efforts pour ne pas
tacher son costume de marque. Martin soupira, autant lui donner ce qu’il
voulait.
« Oui, je trouve ça très beau.
Mon agent m’a promis de vendre mes toiles au meilleur prix, ça me permettra de
peut-être parvenir à agrandir ma maison, ou construire une épicerie, quelque
chose dans ce genre…
— Mais vous vivez seul dans cette
ville. Pas un seul autre habitant.
— Et vous, sourit Martin.
— Je ne vis pas ici, je fais un
reportage que vous, répliqua Nelson. Vous comptez tout faire tout seul ?
Pas de famille pour vous aider ? »
Les yeux de Martin s’assombrirent un
instant et il se retourna vers sa peinture.
« Je me débrouillerai
bien… » murmura-t-il.
Mais Nelson avait raison sur un
point. Seul, c’était une tâche assez insurmontable. La jolie factrice de ses
rêves n’arriva pas, c’était un facteur bougon, Abel. Martin tenta bien de lui
parler, mais ils n’avaient guère de points communs. Martin aimait la nature,
Abel y était allergique, Martin aimait l’art, Abel détestait ça. C’était une
cause perdue.
« C’est moi ou vous avez tenté
de persuader le facteur de vous suivre dans votre aventure ?
— Même pas… Je lui ai juste parlé.
Nous avons des goûts différents, c’est la vie.
— Et qui prendra la relève après
vous ? Parce que, soyons sérieux, c’est un projet de longue durée.
— Mes enfants bien sûr. »
Nelson baissa son carnet un instant,
et regarda d’un air songeur le jeune homme roux devant lui. Si frêle, trop
rêveur, idéaliste. La tâche était trop lourde pour ses épaules. Il mangeait les
quelques légumes de son minuscule potager et de la soupe en boîte. Il vendait
quelques toiles qui ne lui rapportaient quasiment rien. Il vivait seul avec
personne dans un rayon de 20 kilomètres. Et il était là à croire qu’il pourrait
rebâtir la ville, qu’il aurait assez d’argent pour acheter terrains et
bâtiments. Il parlait d’enfants alors qu’il n’était pas même marié et aucune
prétendante aux alentours.
« Petit… Avec qui comptes-tu les
faire tes enfants au juste ? Parce que la seule personne de sexe féminin
que j’ai vu, c’est la petite livreuse de journaux de dix ans qui vient avec son
papa certains matins. Ne me dis pas que…
— Tu as de ces idées… le dévisagea
Martin en grimaçant. Non, si je ne rencontre aucune femme, et bien je les
adopterai, ça sera bien aussi.
— Adopter ? »
Nelson resta songeur, son futur titre
en tête : "Martin Lechevalier, de la tête dans les nuages à la tête
sous l’eau, chronique d’un déboire annoncé". Ce petit lui faisait de la
peine.